J’hésitais à me faire couper les cheveux. Trop froid, et trop… rasoir. En général, je m’ennuie chez le coiffeur. Mais cette fois, je suis tombé sur un coiffeur qui… décoiffe. Appelons-le John…
Je passe la tête dans la boutique… apparemment la pièce est vide, personne sur les quelques chaises du salon d’attente, il n’y a que John, là, endormi dans le fauteuil de ses clients. Il prend toute la place.
J’hésite, et j’en profite pour détailler un peu le décor : la petite pièce est couverte de photos de motos. Bon, apparemment au moins, nous aurons un sujet de conversation, et vu l’affluence, je pourrai passer en premier. Je toussotte, John se réveille, rigole un coup, et se lève péniblement. Non seulement il est en surpoids manifeste, mais en plus il est clair qu’il a du mal à se déplacer. Ca ne fait rien, nous faisons vite affaire. Je prends sa place, le fauteuil est encore chaud, et je lance la conversation sur la première photo de moto qui se présente, une magnifique routière à 3 roues.
– Ah, ça, c’est ma dernière moto. C’est avec elle que j’ai eu mon accident. A 73 ans, c’est trop bête. Maintenant, ma femme m’a dit qu’il fallait que j’arrête. Mais j’hésite : mon père a eu un accident de moto à 66 ans, et sa femme lui a dit que, cette fois, c’était fini. Ben, 3 mois après, il est mort. Alors…
– Mais vous, qu’est-ce qui s’est passé. Un chauffard qui vous est rentré dedans ?
– Non, c’est moi qui l’ai percuté. Un instant d’inattention, ça suffit, vous savez. Pourtant, je ne roulais pas vite, mais je me suis écrasé sur le réservoir, je me suis cassé le bassin et 2 côtes… Et comme je suis diabétique depuis que j’ai 14 ans, j’ai déjà eu les deux pieds amputés, ill m’a fallu remplacer les pédales par des commandes à main…
– Ah bon ? Mais vous avez eu une vie agitée alors ?
– Ma foi, pas mal. C’est pas la première fois que je me casse quelque chose. En parapente, par exemple, vous savez, on court dans la pente, et normalement on décolle, mais parfois on décolle mal. Ou alors, c’est à l’atterrissage. C’est à cause de mon père, qui m’a montré. Remarquez, lui, il a du s’arrêter quand il a tellement pris du ventre qu’il ne voyait plus où il mettait les pieds !
– Un fameux caractère, votre père !
– Oui, c’est vrai. Il était électricien, mais on a toujours vécu dans une ferme avec des tas d’animaux. Des chiens à 3 pattes, des tas de chats… Un jour, il a ramené un lama. Il l’avait échangé avec une femme qui ne pouvait pas le payer pour un travail qu’il avait fait. Après, il lui a téléphoné pour lui demander comment ça se cuisait, un lama. Elle est venu le chercher, et elle avait trouvé de quoi le payer de ses travaux (grosse rigolade)…
– Bon, mais aujourd’hui, vous vous remettez de votre accident ? Vous allez reprendre le guidon ?
– Le plus dur, c’était pas l’accident. Je me suis retrouvé à l’hôpital dans une chambrée où on était 4. Le plus jeune avait 66 ans, et on était tous des motards arrivés là par… accident. On n’a pas arrêté de parler motos, évidemment. C’était super sympa. Mais à l’heure des visites, c’était nos femmes qui venaient nous voir. Et là, quelles enguelades on prenait ! Alors maintenant, ils me disent que j’en ai pour un an avant d’être sur pied… enfin, debout en tout cas. On verra…
La conversation a roulé aussi sur les avions – John était interdit de licence officielle à cause de son diabète, mais il volait avec un copain qui avait un avion… Sur ses mariages et ses enfants variés, dont j’ai perdu le compte… Sur le divorce et le remarriage de son père… Sur son beau-frère avec les deux bras dans le plâtre après être tombé d’un toit, qui avait donc bien des misères pour s’essuyer l’arrière-train (je ne vous dirai pas les solutions qu’ils ont inventées).
J’ai payé le tarif que nous avions négocié avant de commencer, et j’ai laissé un bon pourboire… pour aider à réparer la moto.
– Oh, mais la moto, elle n’a rien !
– Alors, pour réparer le bonhomme (nouvelle rigolade) !
Nous nous sommes quittés enchantés, moi un peu étourdi, et je lui ai souhaité de nouvelles aventures pour longtemps encore.